Quand commence Analphabet, le spectacle-performance d'Alberto Cortés, qu'on peut voir en ce moment au théâtre de la Bastille, tout n'est que brume, page blanche, est-ce le début du monde? d'un monde? Un violon (Luz Prado) s'empare de l'espace, l'envahit, le sature, puis un homme apparaît lentement, comme s'il naissait à lui-même, ses longs bras pareils aux aiguilles d'un corps-horloge en quête d'une heure possible où exister. Alors, à force de gestes qui déambulent, de mouvements quasi hiéroglyphiques – en vérité plus caravagiens qu'égyptiens – un fantôme s'ébroue, ébroue le langage, spectre-queer venu parler d'amour et d'emprise depuis la nuit de la poésie.
Le fantôme, ici, n'est pas mort, loin de là, il s'exprime depuis son ardente sexualité et la puissance de son non-savoir (analphabet est son nom de code…), comme si, vivant dans des limbes qu'ils nous invitent à habiter, son souhait le plus cher était d'effacer nos idées préconçues sur le "pédé andalou/pop diva" tout en jouant avec ses débridées représentations. La gestuelle décompose alors la dimension de la "folle" pour la décliner en un alphabet nouveau où les mains parlent à l'unisson du cœur-flamenco. Usant de la séduction non comme d'une arme physique que comme d'une parade précaire – puisque l'amour gay n'ignore pas les abus –, ce revenant s'expose au public et met à nu ses rêves, ses désirs, ses contradictions, mêlant lyrisme décalé, chants opératiques, danse fragmentée.
À mesure qu'autour de lui tout se dépouille – deux hommes nus retirent peu à peu le décor… –, le fantôme n'a plus que son corps en patiente démantibulation pour transmettre les diverses facettes de son eros à la fois naïf et papillonnant, se transformant tantôt en ange (les ailes brisées de son blouson rabattu…) tantôt en doux crucifié, toujours à mi-chemin entre romantisme et esthétique "maricon". Dansant, chantant, marchant, le corps-queer ne cesse de s'évader dans une langue imagée où plane, tenace et inquiète, une question: dans quelles limbes erre-t-on dès qu'on devient fantasque?
Brume allemande, corps andalou, langue folle: Alberto Cortés réinvente par sa poésie la figure d'un archange trop humain, à la fois drôle, délicieux, fragile, désirant.
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Analphabet, d'Alberto Cortés, Théâtre de la Bastille, à Paris, du 12 au 19 décembre
20h, le samedi à 18h
- Relâche le dimanche 14 et le mercredi 17 décembre
Durée 1h05
Avec Alberto Cortés
Spectacle en espagnol sur-titré en français
Crédit photo: © Alberto Cortés / Alejandra Amere



